Una història natural de les al.lucinacions (Oliver Sacks).
Depuis plus de trente ans, Oliver Sacks donne à travers ses livres
accès à la réalité clinique de sa pratique de neurologue, et nous fait
partager les expériences, plus ou moins tragiques mais toujours
fascinantes, de ses patients. C’est au phénomène des hallucinations
qu’il a consacré son dernier ouvrage, dont le titre choisi pour la
traduction française L’odeur du si bémol [1] ne doit pas faire oublier que l’original s’intitule sobrement Hallucinations.
Il nous y propose «une sorte d’histoire naturelle ou d’anthologie des
hallucinations», sous forme d’une quinzaine de chapitres qui en
recensent les principales formes phénoménologiques.
Outre son style agréable, une qualité essentielle de l’œuvre de Sacks
est qu’elle s’appuie en grande partie sur des sources de première main.
Clinicien de talent, Sacks restitue les témoignages de ses propres
patients, ou cite les lettres que lui adressent amis et correspondants
occasionnels, avec une humilité constante envers l’expérience vécue.
L’écriture, ici, vise d’ailleurs moins à faire entendre la voix de ceux
dont le cerveau défaille, qu’à permettre au clinicien d’approcher d’un
peu plus près « la compréhension de ces expériences » et « l’acceptation
de leurs corollaires émotionnels » (p. 126).
La démarche en est profondément humaniste : l’émerveillement du
savant face à un mystère dont la neurologie moderne commence à nous
livrer quelques clés n’y exclut jamais l’attention portée au symptôme
dont le patient est affecté, bien souvent avec un sentiment
d’impuissance, d’inquiétude voire d’angoisse. De surcroît, Sacks
n’hésite pas à livrer son propre vécu comme un témoignage
supplémentaire. En l’occurrence, le récit de ses auras migraineuses,
aussi bien que son expérimentation de divers psychotropes dans sa
jeunesse, nous rappellent que l’hallucination est un phénomène bien plus
banal que son étrangeté pourrait le laisser penser.
Le champ très vaste des hallucinations
Définie de la façon la plus générale comme une « perception sans
objet », l’hallucination couvre un champ extrêmement vaste, tant au
point de vue de son étiologie que de celui de sa phénoménologie. Sa
distinction avec l’illusion ou l’erreur perceptive, rappelle Sacks, est
souvent des plus malaisées. Elle peut concerner toutes les modalités
sensorielles externes : vision, audition, olfaction, goût, toucher, mais
également les sensations internes et le sentiment même de soi, dans le
cas des hallucinations cénesthésiques ou la perception de membres
fantômes. Ses thèmes vont du plus simple : bruits, formes ou couleurs,
au plus complexe : musique, voix, personnages animant des scènes
élaborées, jusqu’à l’exceptionnelle hallucination d’un double de soi. En
outre, la variété des états propices à une expérience hallucinatoire
est telle qu’elle n’est spécifique d’aucun d’entre eux. On trouve ainsi
des hallucinations associées à des pathologies sévères, comme la
schizophrénie, l’épilepsie ou la maladie de Parkinson, mais également
dans des contextes plus bénins ou plus répandus, comme les états
fébriles ou confusionnels. Certaines auras migraineuses peuvent se
manifester par la vision de motifs géométriques bariolés. Toute
privation sensorielle semble également pouvoir s’accompagner de
l’émergence d’hallucinations, l’exemple le plus caractéristique, auquel
un chapitre entier est consacré, étant le syndrome de Charles Bonnet, un
syndrome hallucinatoire visuel comportant souvent de petits personnages
animés, survenant chez des patients à la vision fortement diminuée.
Enfin, les effets hallucinogènes de l’intoxication à diverses substances
sont bien connus et souvent volontairement recherchés.
Ainsi, bien que Sacks puisse écrire que « l’hallucination est unique
en son genre et relève d’une forme spécifique de conscience et de vie
mentale » (p. 13), son propos a souvent pour but de dédramatiser ce
phénomène en montrant à quel point il est largement partagé. Il
s’efforce en outre de traiter essentiellement des hallucinations
d’origine organique, par opposition aux hallucinations survenant dans le
contexte de pathologies psychiatriques. Le lecteur en est averti dès
les premières pages : il ne sera pas ici question, ou le moins possible,
des hallucinations schizophréniques, « qui mériteraient un livre
entier ». Le chapitre intitulé «Délirants» ne porte d’ailleurs pas sur
le délire (delusion en anglais) tel qu’il peut apparaître dans
la psychose, comme conviction évoluant, souvent durablement, pour son
propre compte, mais pouvant coexister avec une conscience préservée
d’autres aspects de la réalité, au moins dans ses coordonnées
temporo-spatiales. Il s’agit au contraire ici du delirium, état
de confusion mentale généralisée plongeant le patient dans un état
proche du rêve, avec une perte globale de la conscience de la réalité,
qui survient, en général transitoirement, dans le contexte d’atteintes
organiques générale comme la fièvre, ou en cas d’atteinte métabolique ou
toxique. Cette distinction essentielle aurait sans doute mérité d’être
signalée dans la traduction française.
Témoignages et émerveillement
Sacks rapporte plusieurs épisodes où il est amené à rassurer ses
patients au sujet de leur santé mentale, en leur exposant les fondements
organiques de leurs hallucinations. En effet, « les gens répugnent à
parler de leurs hallucinations : ils craignent d’être étiquetés comme
psychotiques » (p.145). C’est assurément un grand mérite de ce livre que
de combattre l’idée reçue selon laquelle « les voix hallucinatoires
sont quasiment synonymes d’atteinte schizophrénique » (p. 72). Sacks
mentionne le caractère souvent « anodin » des hallucinations non
psychiatriques, par opposition à la forte charge affective que l’on
trouve par exemple dans les voix qui insultent ou menacent nombre de
patients schizophrènes. L’hallucination neurologique serait typiquement
neutre. Cependant, plusieurs exemples cités dans l’ouvrage montrent que
c’est loin d’être toujours le cas, et font regretter l’absence d’une
analyse plus précise de ce qui distingue, ou rapproche les
hallucinations « organiques » des hallucinations propres aux pathologies
psychiatriques. En écartant délibérément un pan entier, et crucial, du
phénomène qu’il examine dans son ouvrage, Sacks fait preuve d’une
modestie louable quant à l’extension de son domaine de compétence, mais
il restreint en même temps considérablement la portée de son propos. On
ne trouve par exemple aucune mention, dans cette anthologie, de la
fascinante hallucination parfois dite « intrapsychique » caractéristique
de la psychose, à savoir le phénomène « d’automatisme mental » où le
sujet se trouve envahi de pensées dont il est persuadé qu’elles ne sont
pas les siennes, et les hallucine au sens où il ne peut les reconnaître
comme ses propres productions.
Sacks témoigne d’un émerveillement constant pour les productions du
cerveau humain, dont « la créativité et la puissance de calcul (…) sont
phénoménales » (p.227). Il nous présente un organe capable de produire
des visions élaborées de paysages et de scènes animées, ou encore de
partitions musicales complexes (au premier abord du moins, car elles se
révèlent à l’analyse n’avoir « ni forme, ni tonalité, ni syntaxe, ni
grammaire »). Cependant, le lecteur avide de s’initier aux mystères des
neurosciences risque d’être quelque peu déçu. Car si Sacks possède un
indéniable talent de vulgarisateur, et nourrit sa réflexion de
références aux connaissances scientifiques les plus récentes, les
données qu’il rapporte dans L’odeur du si bémol ne semblent pas à
la hauteur de certaines ambitions exprimées en introduction. L’imagerie
cérébrale la plus sophistiquée nous révèle par exemple que « les
hallucinations utilisent les mêmes aires visuelles et les mêmes voies
nerveuses que la perception stricto sensu » (p. 38), tandis que
« les hallucinations auditives peuvent être associées à l’activation
anormale du cortex auditif primaire » (p. 79).
Certaines expériences ont permis d’obtenir confirmation du fait que
l’hallucination n’est pas assimilable à l’imagerie mentale, à la
représentation imaginaire d’une voix, d’un paysage, d’un personnage ou
d’une odeur. Il existerait ainsi une corrélation entre la phénoménologie
des hallucinations et les structures et mécanismes cérébraux qui la
sous-tendent : la neurophysiologie – une fois n’est pas coutume –
donnerait en quelque sorte ses gages de réalité à l’expérience
subjective (pour laquelle l’hallucination est par définition une
perception externe et non une imagerie mentale). L’intérêt certain, mais
souvent modeste, de ces données, reflète de façon caractéristique les
limites de la connaissance neuroscientifique actuelle, rarement capable
de s’émanciper de la subjectivité dont elle prétend décrypter les
fondements.
On ne saurait en tenir rigueur à Sacks, qui écrit en clinicien et non
en théoricien, ce qui induit une restriction supplémentaire à la portée
son ouvrage. La mise à l’écart de la psychose se double en effet d’un
refus assumé d’inclure une étude du rêve, refus difficile à expliquer de
la part d’un auteur qui n’ignore rien de la tradition
neuropsychologique la plus classique, pour laquelle, en conformité avec
l’expérience de chacun, la proximité étroite entre songe et
hallucination ne fait aucun doute. À tout le moins aurait-on pu
attendre, à l’appui de cette distinction radicale entre le rêve et
l’hallucination, une argumentation plus étoffée que la simple
affirmation selon laquelle «en règle générale, les hallucinations ne
ressemblent pas du tout aux rêves» (p. 13).
Du reste, la question du rêve, après avoir été évacuée par la porte,
ne cesse tout au long de l’ouvrage de ressurgir par la fenêtre. On
apprend ainsi que « les personnes empêchées de dormir pendant plus de
quelques jours ont aussi tendance à halluciner, et la suppression des
rêves peut avoir le même effet, y compris lorsque le sommeil est normal
par ailleurs » (p. 57). À propos d’un patient délirant, Sacks peut
carrément écrire que « quelles qu’en aient été les causes, ces rêves,
ces délires ou ces hallucinations se répétaient chaque nuit » (p. 211),
ce qui suggère une possible équivalence entre ces trois termes.
D’ailleurs, les délires hallucinatoires, au sens précisé plus haut,
présenteraient « des caractéristiques à la fois ascendantes et
descendantes, comme les rêves », car « ils proviennent des niveaux
« inférieurs » du cerveau tels que le cortex somatosensoriel associatif,
les circuits hippocampiques et le système limbique ; mais ils sont
façonnés également par l’intellect, les émotions et l’imagination de
l’individu concerné, d’une part, et les croyances et le style de la
culture à laquelle il appartient, de l’autre » (p. 216). Il existe donc
une double détermination de l’expérience hallucinatoire, qui est
déterminée par l’activité autonome, voire quasi-réflexe, de structures
neurologiques primitives, dont l’action se fait « du bas vers le haut »,
mais également par les structures cérébrales supérieures, et le
contexte psychologique et culturel de l’individu, qui exercent leur
influence « du haut vers le bas ».
Une approche naturaliste du phénomène hallucinatoire
Avec l’ouverture d’esprit et l’absence de dogmatisme qui le
caractérisent, Sacks ne prétend jamais réduire les hallucinations à
leurs seules causes neurologiques. Son approche demeure néanmoins
profondément naturaliste, et il n’hésite pas à faire l’hypothèse que
certains phénomènes hallucinatoires neurologiquement déterminés
constitueraient les fondements naturels de certaines formations
culturelles. Ainsi, les visions et sensations extatiques décrites dans
certains cas d’épilepsie temporale pourraient être « les précurseurs
biologiques des émotions religieuses » (p. 182). L’expérience
angoissante de la paralysie du sommeil, au cours de laquelle peut
survenir la vision hallucinatoire de personnages terrifiants, pourrait
de même être à l’origine des croyances, largement répandues, aux
sorcières et aux démons de la nuit : « en excitant, déroutant,
terrifiant ou inspirant bien plus que n’importe quelle autre expérience
éveillée, les hallucinations donnent naissance à un folklore et à des
mythes (…) dont aucun individu ni aucune culture ne sauraient peut-être
totalement se passer » (p. 247).
Sans entrer trop avant dans le débat complexe sur la naturalisation
de la culture, relevons tout de même que le sens de la causalité
mentionné ici est sujet à caution : on peut tout aussi bien supposer que
les personnes sujettes aux paralysies du sommeil auraient tendance à
halluciner le genre de démons auxquels elles sont habituées à croire. En
outre, fonder un phénomène aussi largement répandu que la croyance
religieuse sur une expérience certes neurologiquement déterminée, mais
très spécifique à certaines pathologies plutôt rares, paraît à tout le
moins discutable. Surtout, l’on peut regretter l’absence de distance
critique de l’auteur envers les divers témoignages d’hallucinations,
qu’il rapporte comme s’ils avaient tous plus ou moins la même valeur.
Or, des éclairs lumineux qui assaillent un médecin occidental au cours
d’une aura migraineuse, au démon nocturne rencontré par un paysan
laotien (fût-ce au cours d’une paralysie du sommeil) ; ou du
kaléïdoscope contemplé par un consommateur de LSD dans la Californie des
Sixties à la vision angoissante de son propre double par un écrivain du
XIXe siècle, qu’il soit syphilitiques comme Maupassant ou épileptique
comme Dostoïevski, il y a une distance géographique et historique qu’il
faut savoir respecter, quand bien même la neurophysiologie serait en
mesure de la réduire un peu. Il est nécessaire de faire droit à la
complexité, à l’épaisseur de phénomènes indiscutablement culturellement
organisés, a fortiori quand l’on admet que « les atmosphères
superstitieuses et délirantes peuvent plonger elles aussi dans des états
émotionnels si extrêmes que des communautés entières finissent par
halluciner » (p. 263).
La dimension psychologique des hallucinations, enfin, souffre elle
aussi d’un traitement superficiel, bien qu’elle ne soit aucunement
contestée par l’auteur. Certaines hallucinations sont certes dénuées, du
moins au premier abord, de toute connotation émotionnelle ou
subjective. C’est le cas par exemple des formes géométriques perçues
lors de l’endormissement dans l’hallucination hypnagogique, ou des
personnages lilliputiens que les patients atteints du syndrome de
Charles Bonnet (un trouble hallucinatoire qui survient chez des
personnes malvoyantes) voient s’affairer dans les recoins de leur
chambre. «Même quand elles sont tenues pour de délectables expériences
sensorielles (ce qui n’est pas toujours le cas), ces sortes
d’hallucinations sont presque uniformément dépeintes comme dépourvues de
sens et étrangères aux événements ou aux problèmes personnels » (p.
248). Par ailleurs, leur dimension stéréotypée plaide en faveur de leur
détermination essentiellement biologique – bien que l’on ne sache
« toujours pas pourquoi certains malvoyants contractent le syndrome de
Charles Bonnet et pas d’autres » (p. 55), de même que l’on ne sait pas
pourquoi « deux individus ne réagissent jamais de la même manière » à la
prise de drogues hallucinogènes. En revanche, les hallucinations
post-traumatiques ou survenant dans le contexte d’un deuil ne sauraient
être déconnectées de leur aspect psychologique : elles « font corps avec
telle ou telle idée ou émotion intense » (p. 250). Converser avec
l’être cher récemment disparu, ou revivre régulièrement la scène
terrifiante au cours de laquelle on a cru perdre la vie, implique
l’existence d’autres déterminants de l’hallucination que la simple
« activation anormale des circuits perceptifs ».
Sacks est conscient de ce problème, qu’il résume ainsi : «Quelque
chose doit se passer dans le cerveau/esprit pour que, sautant par-dessus
ses frontières, l’imagination soit remplacée par l’hallucination : une
certaine dissociation ou déconnexion doit s’effectuer, une certaine
rupture des mécanismes qui nous permettent en temps normal de
suffisamment reconnaître les fruits de notre pensée et de notre
imaginaire pour que nous puissions en assumer la responsabilité en les
tenant pour nôtres plutôt que pour extérieurs à nous-mêmes » (p. 261).
Cette citation montre d’une part nos hésitations actuelles quant à la
place à accorder à un terme aussi étrange que « l’esprit-cerveau », dans
le langage courant non moins que dans le discours scientifique. Elle
révèle surtout à quel point la neurologie n’a guère progressé en un
siècle de confrontation au problème de l’hallucination, problème dont la
formulation même n’a pas évolué, et qui laisse transparaître une
incompréhension totale des raisons qui peuvent conduire un sujet à
méconnaître sa propre activité psychique.
En dépit de ses limites conceptuelles, L’odeur du si bémol
constitue une source utile de données cliniques pertinentes, qui
éveillera la curiosité de ses lecteurs. Si cet ouvrage, qui n’est pas le
meilleur d’Oliver Sacks, ne suscite pas autant l’empathie que les
récits de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau (Seuil, 1988), ni la résonance avec une pratique et une expérience courante – la musique – que l’on trouvait dans Musicophilia (Seuil,
2009), cela tient sans doute en partie à la nature de son sujet. Car
l’hallucination, malgré notre compréhension croissante de ses mécanismes
de production, conserve son mystère et sa capacité à semer le trouble,
dans l’esprit de celui qui l’expérimente comme dans celui du chercheur
qui l’étudie.
Mathias Winter, L'univers des hallucinations, la vie des idées, 18/12/2014
Notes
Notes
[1] « L’odeur
du si bémol » est une citation extraite d’un écrit de David Breslaw,
étudiant américain qui participa à des expériences sur les effets du
LSD, réalisés à l’université Columbia dans les années 1960. Elle est
mentionnée p. 120 du livre de Sacks.
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